VII
Le numéro Un et le numéro Deux

C’est que le diable est bien malin ; c’est qu’il n’est pas toujours si laid qu’on le dit.

(J. Cazotte, Le Diable amoureux)

L’express de Lisbonne allait partir dans quelques minutes quand il vit la jeune fille. Corso était sur le quai, au pied de sa voiture de la Compagnie internationale des wagons-lits – Companhia International de Carruagems-Camas – et il la croisa tandis qu’elle se dirigeait avec un groupe de voyageurs vers les voitures de première classe. Elle portait un petit sac à dos et était vêtue du même blouson bleu, mais il ne la reconnut pas au début. Il ne fit que remarquer quelque chose de familier dans ses yeux verts, si clairs qu’ils en paraissaient presque transparents, et dans ses cheveux très courts. Intrigué, il la suivit des yeux un moment, jusqu’à ce qu’elle disparaisse deux wagons plus loin. Le sifflet de la locomotive retentit et, tandis qu’il montait en voiture et que l’employé refermait la portière derrière lui, Corso reconstitua la scène : cette même jeune fille, assise à une extrémité de la table du café, parmi le petit groupe de Boris Balkan.

Il s’avança dans le couloir en direction de son compartiment. Les lumières de la gare défilaient de plus en plus vite derrière les fenêtres, à mesure que les battements des roues du convoi s’accéléraient. Un peu gêné par l’exiguïté du compartiment, il pendit son manteau et sa veste avant de s’asseoir sur la couchette, à côté de son sac de toile dans lequel, en plus des Neuf Portes et de la chemise du manuscrit Dumas, il avait emporté un livre, le Mémorial de Sainte-Hélène, de Las Cases :

Vendredi, 14 juillet 1816. L’Empereur a été malade toute la nuit...

Il alluma une cigarette. De temps en temps, quand le train passait devant des lumières qui illuminaient son visage avec le clignotement rapide d’une lampe stroboscopique, Corso jetait un coup d’œil par la fenêtre avant de se replonger dans la lente agonie de Napoléon, victime des mesquineries de son geôlier anglais, sir Hudson Lowe. Il lisait en fronçant les sourcils et en redressant de temps en temps ses lunettes sur son nez. Parfois, il s’arrêtait pour regarder son reflet dans la fenêtre et s’adressait une grimace ironique. À son âge, et avec son passé, il était encore capable de s’indigner de la fin misérable que les vainqueurs avaient imposée au titan déchu, enchaîné à son rocher en plein milieu de l’Atlantique. Curieuse expérience que de revivre ces événements – les faits historiques et les sentiments qu’ils lui inspiraient – avec la lucidité qu’il possédait aujourd’hui. Il était déjà si loin, l’autre Lucas Corso qui admirait avec respect le sabre du vieux grognard de Waterloo ; l’enfant qui acceptait les mythes familiaux avec un enthousiasme belliqueux, bonapartiste précoce, dévoreur avide de ces livres dont les gravures illustraient les glorieuses campagnes, aux noms qui résonnaient comme un tambour battant la charge : Wagram, Iéna, Smolensk, Marengo. Yeux démesurément ouverts et disparus depuis longtemps, fantôme imprécis qui se dessinait parfois dans sa mémoire, entre les pages d’un livre, dans une odeur ou un bruit, sur la vitre noire d’une fenêtre quand la pluie venue du Never-Land claquait dans la nuit, au dehors.

Un employé en veste blanche passa devant sa porte en agitant une cloche. Encore une demi-heure avant la fermeture du wagon-restaurant. Corso referma son livre, enfila sa veste, jeta sur son épaule son sac de toile et sortit de son compartiment. Au bout du couloir, derrière la porte du soufflet qui conduisait au wagon-lit suivant, un courant d’air froid le saisit. Il traversa tandis que les tampons cognaient sous ses pieds, puis il se retrouva en première classe. Alors qu’il s’effaçait pour laisser passer des voyageurs dans le couloir, il jeta un coup d’œil dans le compartiment le plus proche, à moitié vide. La jeune fille était là, à côté de la porte, en pull-over et blue-jeans, ses pieds nus posés sur le fauteuil d’en face. Au moment où Corso passait, elle leva les yeux du livre qu’elle lisait et leurs regards se croisèrent. La jeune fille ne parut pas le reconnaître, si bien que Corso interrompit le bref salut qu’il venait à peine d’ébaucher, instinctivement. Elle dut deviner son geste, car elle le regarda avec curiosité ; mais le chasseur de livres poursuivait déjà son chemin.

Il dîna en se laissant bercer par le battement régulier des roues et il eut même le temps de prendre un café et un gin avant la fin du service. La lune perçait avec des teintes de soie grège au bout de la nuit et les poteaux de téléphone la traversaient à toute allure, délimitant des photogrammes illuminés à contre-jour par un projecteur mal réglé sur la plaine plongée dans la noirceur.

Il retournait à son wagon quand il tomba sur la jeune fille dans le couloir des premières classes. Elle avait tourné la manivelle de la fenêtre et, les bras posés sur la barre d’appui, recevait en plein visage l’air froid du dehors. Lorsqu’il arriva à sa hauteur, Corso se mit de côté pour la croiser dans l’étroit couloir. C’est alors qu’elle se retourna vers lui.

— Je vous connais, dit-elle.

Vus de près, ses yeux étaient encore plus verts et clairs, comme du cristal liquide. Par contraste avec sa peau bronzée, ils paraissaient encore plus lumineux ; à la fin du mois de mars, les cheveux peignés avec une raie à gauche, comme un garçon, elle avait un aspect singulier, sportif, agréablement équivoque. Elle était grande, mince et souple. Et très jeune.

— C’est exact, confirma Corso en s’arrêtant. Il y a quelques jours. Au café.

Elle sourit. Nouveau contraste sur son visage, dents blanches sur une peau très mate. La bouche était grande, bien dessinée. Mignonne la petite, aurait dit Flavio La Ponte en caressant les boucles de sa barbe.

— Vous étiez celui qui posait des questions sur d’Artagnan.

L’air froid qui entrait par la fenêtre ouverte agitait ses cheveux courts. Elle était toujours pieds nus ; ses tennis blanches étaient restées par terre, à côté de son fauteuil vide. Instinctivement, il jeta un coup d’œil au titre du livre qu’elle avait laissé derrière elle : Les Aventures de Sherlock Holmes. Édition brochée, bon marché, observa-t-il. Filiale mexicaine des Éditions Porrua.

— Vous allez attraper un rhume.

La jeune fille secoua la tête sans cesser de lui sourire, mais elle tourna la manivelle pour remonter la glace. Corso, qui se disposait à poursuivre son chemin, s’arrêta pour prendre une cigarette. Il allait le faire comme il en avait l’habitude, d’un geste direct de sa poche à ses lèvres, mais il vit qu’elle l’observait.

— Vous fumez ? demanda-t-il, indécis, la main arrêtée en vol.

— Parfois.

Il glissa la cigarette dans sa bouche et en sortit une autre. Une brune, sans filtre, aussi froissée que les paquets qu’il avait toujours sur lui. La jeune fille la prit entre les doigts et lut la marque avant de se pencher pour que Corso lui donne du feu, après avoir allumé la sienne, avec la dernière allumette de sa boîte.

— C’est fort, dit-elle en rejetant la première bouffée de fumée, mais sans les démonstrations d’horreur que Corso attendait. Elle tenait sa cigarette d’une façon insolite : entre le pouce et l’index, le bout tourné vers l’extérieur. Vous voyagez dans ce wagon ?

— Non. Dans le suivant.

— Vous avez de la chance d’être en wagon-lit  – elle palpa la poche revolver de ses jeans comme pour chercher un portefeuille inexistant. J’aimerais bien moi aussi. Heureusement, le compartiment est à moitié vide.

— Vous êtes étudiante ?

— Si l’on veut.

Le train vibra à grand fracas en entrant dans un tunnel. La jeune fille se retourna alors, comme si le noir du dehors attirait son attention. Elle s’appuyait contre la glace, contre son reflet, tendue, aux aguets ; et elle semblait épier quelque chose dans le vacarme de l’air comprimé entre les murs de l’étroit passage. Puis, quand le wagon ressortit à l’air libre et que de petites lumières recommencèrent à ponctuer la nuit comme de brefs traits au passage du convoi, elle se remit à sourire, absorbée dans ses pensées.

— J’aime les trains, dit-elle.

— Moi aussi.

La jeune fille était toujours tournée vers la fenêtre. Elle touchait la vitre d’une main, du bout des doigts.

— Vous imaginez un peu ?... ajouta-t-elle. Son sourire était devenu songeur, comme si des souvenirs intimes étaient venus l’animer. Partir de Paris le soir et se réveiller devant la lagune de Venise, en route pour Istanbul...

Corso fit la moue. Quel âge avait-elle ? Dix-huit peut-être, vingt au maximum.

— Jouer au poker..., ajouta-t-il, entre Calais et Brindisi.

La jeune fille l’étudiait avec plus d’attention.

— Pas mal – elle réfléchit un instant. Et que diriez-vous d’un petit déjeuner au champagne entre Vienne et Nice ?

— Intéressant. Comme espionner Basil Zaharoff.

— Ou prendre une cuite avec Nijinski.

— Voler les perles de Coco Channel.

— Flirter avec Paul Morand... Ou avec Mister Barnabooth.

Ils se mirent à rire tous les deux. Corso, entre ses dents.

Elle, avec franchise, en appuyant le front contre la vitre froide de la fenêtre. Elle avait un rire sonore et clair, un rire de garçon, en harmonie avec sa coupe de cheveux et ses yeux verts, si lumineux.

— Ces trains-là ont disparu, dit-il.

— Je sais.

Des feux de signalisation passèrent comme des éclairs. Puis ce fut un quai mal éclairé, désert, avec un écriteau que la vitesse rendait illisible. La lune montait en découpant brutalement, par intervalles, des silhouettes confuses d’arbres et de toits. Elle semblait voler parallèlement au train, lancée avec lui dans une course folle, sans but.

— Comment vous appelez-vous ?

— Corso. Et vous ?

— Irene Adler.

Il l’examina de haut en bas. Elle soutint son regard, impassible.

— Ce n’est pas un nom.

— Corso non plus.

— Vous vous trompez. Je m’appelle Corso. L’homme qui court.

— Vous n’avez pas l’air d’un homme qui court. Vous semblez plutôt tranquille.

Il pencha un peu la tête sans répondre et se mit à regarder les pieds nus de la jeune fille sur la moquette du couloir. Il devinait qu’elle le fixait, qu’elle l’étudiait, et – fait singulier chez Corso – il se sentit vaguement troublé. Trop jeune, se dit-il. Trop séduisante. Il redressa machinalement ses lunettes, prêt à poursuivre son chemin.

— Bon voyage.

— Merci.

Il fit quelques pas, sachant qu’elle le regardait s’éloigner.

— Nous nous reverrons peut-être, l’entendit-il dire derrière son dos.

— Peut-être.

Impossible. C’était un autre Corso qui rentrait chez lui, mal à l’aise, tandis que la Grande Armée était sur le point de fondre dans la neige ; l’incendie de Moscou crépitait sur les traces de ses bottes. Non, il n’allait pas prendre le large de cette façon. Il s’arrêta et pivota sur ses talons avec un sourire de loup efflanqué.

— Irene Adler..., répéta-t-il en feignant de chercher dans sa mémoire. La Tache écarlate ?

— Non, répondit-elle calmement. Un scandale en Bohême... – elle sourit elle aussi et son regard était comme un trait d’émeraude dans l’obscurité du couloir. La Femme, mon cher Watson.

Corso fit mine de se frapper le front, comme s’il venait de comprendre.

— Élémentaire, dit-il. Et il eut la certitude qu'il se reverrait.

 

Corso resta moins de cinquante minutes à Lisbonne ; le temps de se rendre de la gare Santa Apolonia à celle du Rossío. Une heure et demie plus tard, il descendait sur le quai de Sintra, sous un ciel bas dont les nuages estompaient, en haut de la colline, les mélancoliques tours grises du château Da Pena. Il n’y avait pas de taxi en vue et il monta à pied jusqu’au petit hôtel situé en face des deux grandes cheminées du Palacio Nacional. Il était dix heures du matin, un mercredi, et l’esplanade était vide de touristes et d’autocars ; il n’eut aucune difficulté à obtenir une chambre avec vue sur le paysage accidenté, dense et verdoyant, où perçaient les toits et les tours des vieilles quintas enfouies dans leurs jardins centenaires croulant sous le lierre.

Après une douche et un café, il demanda comment se rendre à la Quinta da Soledade et l’employée de l’hôtel lui indiqua le chemin, plus loin en montant la route. Il n’y avait pas de taxis non plus sur l’esplanade, mais deux ou trois fiacres ; Corso discuta le prix et, quelques minutes plus tard, il passait sous les broderies de pierre néo-manuélines de la Torre da Regaleira. Les sabots du cheval faisaient résonner les anfractuosités des murs sombres, les caniveaux et les fontaines où chantait l’eau, parmi le lierre épais qui recouvrait les murs, les grilles, les troncs d’arbre, les escaliers de pierre tapissés de mousse et les anciens azulejos des vieilles quintas abandonnées.

La Quinta da Soledade était une gentilhommière rectangulaire du XVIIIe siècle, coiffée de quatre cheminées, avec une façade dont le crépi ocre s’était décoloré en taches et coulures. Corso descendit du fiacre et resta un moment à observer les lieux avant de pousser la grille. Des deux côtés, perchées sur des colonnes de granit, deux statues de pierre verdies, rongées par l’humidité, dominaient le mur d’enceinte. L’une représentait un buste de femme ; l’autre semblait identique, mais disparaissait sous le lierre qui grimpait jusqu’à elle, comme un inquiétant parasite qui se serait approprié son visage, se coulant parmi ses traits pour les dissimuler.

Tandis qu’il s’avançait vers la maison, il entendit le bruit de ses pas sur les feuilles mortes. L’allée était bordée de statues de marbre, presque toutes tombées et cassées, à côté de leurs socles vides. Le jardin était dans le plus complet abandon, envahi par la végétation qui grimpait sur les bancs et les gloriettes dont le fer forgé oxydait la pierre couverte de mousse. À gauche, à côté d’un étang couvert de plantes aquatiques, une fontaine aux azulejos brisés abritait un angelot joufflu aux yeux vides et aux mains mutilées qui dormait la tête posée sur un livre, en laissant couler un filet d’eau par sa bouche entrouverte. Il se dégageait de ce lieu une infinie tristesse à laquelle Corso ne put se soustraire. Quinta da Soledade, répéta-t-il. Le nom ne mentait pas.

Il gravit un escalier de pierre en levant les yeux, jusqu’à la porte. Entre sa tête et le ciel gris, un ancien cadran solaire ne marquait aucune heure de ses chiffres romains. Il était surmonté d’une légende : Omnes vulnerant, postuma necat.

Toutes blessent, lut-il. La dernière tue.

 

— Vous arrivez à temps, dit Fargas. Pour la cérémonie.

Corso lui serra la main, un peu déconcerté. Victor Fargas était grand et maigre comme un gentilhomme du Greco ; à tel point que, sous son pull-over trop grand de grosse laine, il ressemblait à une tortue sous sa carapace. Sa moustache était taillée avec une précision géométrique. Ses pantalons faisaient des poches aux genoux, et ses chaussures, d’un modèle ancien, usées par les années, brillaient comme des soleils. Ce fut la première impression de Corso, avant que son attention ne se fixe sur l’énorme maison vide aux murs nus, aux plafonds dont les peintures se défaisaient en lagunes vert-de-gris, rongées par le plâtre et l’humidité.

Fargas regarda son visiteur de la tête aux pieds.

— Vous accepterez bien un cognac, dit-il enfin, comme pour conclure un raisonnement intime, et il s’avança dans le couloir en boitant légèrement, sans se soucier de voir si Corso le suivait ou non. Ils passèrent devant d’autres pièces, toutes vides ou encombrées d’épaves de meubles inutilisables entassés dans les coins. Des plafonds pendaient des douilles vides ou des ampoules poussiéreuses, sans abat-jour.

Les seules pièces qui semblaient habitées étaient deux salons qui communiquaient entre eux au moyen d’une porte coulissante dont la vitre était ornée d’armoiries gravées. Elle s’ouvrait sur un paysage de murs vides et de marques laissées sur la tapisserie par les objets qui autrefois les ornaient : traces rectangulaires de tableaux disparus, contours de meubles, clous rouillés, prises de courant destinées à des lampes inexistantes. Au-dessus de ce panorama désolé gravitait un plafond décoré qui représentait une voûte de nuages avec, au centre, le sacrifice d’Abraham : un vieux patriarche aux couleurs craquelées dont la main, armée d’un poignard et sur le point de s’abattre sur un jeune homme blond, était arrêtée par un ange aux ailes gigantesques. Sous la fausse voûte s’ouvrait une porte-fenêtre aux vitres sales, certaines remplacées par du carton, qui donnait sur la terrasse et l’arrière du parc.

— Sweet home, dit Fargas.

La plaisanterie avait manqué de conviction. Comme si le maître de maison l’avait usée jusqu’à la corde et qu’il ne croyait plus guère en son effet. L’homme parlait l’espagnol avec un accent portugais marqué, mais distingué. Il se déplaçait avec une lenteur extrême, peut-être à cause de sa jambe invalide, à la façon de ces gens qui ont toute l’éternité devant eux.

— Cognac, répéta-t-il, perdu dans ses réflexions, comme s’il ne se souvenait pas très bien de ce qui les avait amenés là.

Corso fit un vague geste affirmatif que Fargas ne vit pas. Le vaste salon était fermé à l’autre extrémité par une énorme cheminée garnie d’une petite pile de bûches éteintes. Il y avait encore deux fauteuils dépareillés, une table et un buffet, une lampe à pétrole, deux candélabres munis de bougies, un violon dans son étui. C’était tout, ou presque. Mais par terre, posés sur d’anciens tapis effilochés ou sur des tapisseries fanées par le temps, le plus loin possible des fenêtres et de la lumière plombée qu’elles laissaient filtrer, s’alignaient en ordre parfait un grand nombre de livres ; cinq cents ou plus, calcula Corso. Peut-être près d’un millier. Parmi eux, de nombreux codex et incunables. De bons et vieux livres reliés en peau ou en parchemin, antiques volumes aux couvertures cloutées, in-folios, elzévirs, reliures gaufrées, bouillons, fleurons, fermoirs, dos et tranches dorés, titres frappés au fer ou calligraphiés dans le scriptorium des monastères du Moyen Âge. Il remarqua aussi dans les coins une douzaine de souricières rouillées. La plupart vides de fromage.

Fargas qui fouillait dans le buffet se retourna avec un verre et une bouteille de Rémy Martin qu’il regarda à contre-jour afin de s’assurer qu’elle n’était pas vide.

— Palsambleu ! s’exclama-t-il, triomphant ? Ou palsamdiable.

Il ne souriait qu’avec la bouche, la moustache tordue, comme le font les vieux premiers au cinéma ; mais ses yeux restaient fixes, inexpressifs, soulignés de poches comme celles qu’aurait pu laisser une trop longue insomnie. Corso observa ses mains fines et racées quand il lui tendit le verre de cognac dont le fin cristal vibra doucement lorsqu’il le porta à ses lèvres.

— Joli verre, dit-il pour meubler la conversation.

Le bibliophile était aussi de cet avis et il fit un geste équivoque, à la fois résigné et moqueur, comme pour proposer une seconde lecture de tout ceci : le verre, les trois doigts de cognac de la bouteille, la maison dépouillée. Et même sa présence en ces lieux : fantôme élégant, pâle et fané.

— Il ne m’en reste qu’un autre semblable, répondit-il, sur le ton de la confidence. C’est pour cela que je les garde.

Corso se contenta de hocher la tête. Son regard parcourut un moment les murs vides pour se reposer ensuite sur les livres.

— C’était certainement une belle propriété.

L’autre haussa les épaules.

— Oui ; c’était. Mais il arrive aux vieilles familles ce qui arrive aux civilisations : un jour, elles se dessèchent et meurent – il regarda autour de lui, sans voir ; on aurait dit que les objets absents se reflétaient dans ses yeux. Au début, on fait appel aux barbares pour qu’ils surveillent le limes du Danube, puis on les enrichit, et on finit par en faire des créanciers... Jusqu’au jour où ils se soulèvent, vous envahissent et mettent à sac votre maison – il lança tout à coup un coup d’œil soupçonneux à son interlocuteur. J’espère que vous comprenez de quoi je parle.

Corso lui fit signe que oui. À ce stade, il laissait déjà flotter entre eux son plus beau sourire de lapin complice.

— Je vous comprends parfaitement, confirma-t-il : les bottes cloutées qui piétinent la porcelaine de Saxe. C’est cela que vous voulez dire ?... Les boniches en robes du soir. Les artisans parvenus qui se torchent le cul avec des manuscrits enluminés.

Fargas fit un geste d’approbation. Il souriait, satisfait. Puis il s’avança en boitant vers le buffet, à la recherche du deuxième verre.

— Je crois que je vais prendre un cognac moi aussi.

Ils levèrent leurs verres en silence en se regardant dans les yeux, comme deux membres d’une confrérie secrète qui viennent de se reconnaître à quelque signe convenu. Finalement, le bibliophile montra les livres et fit un geste avec la main qui tenait le verre, comme si, après cette épreuve d’initiation, il invitait Corso à franchir une barrière invisible pour s’approcher d’eux.

— Les voilà. Huit cent trente-quatre volumes, dont moins de la moitié valent la peine – il but une gorgée avant de passer son index sur sa moustache humide en regardant autour de lui. Dommage que vous ne les ayez pas connus en des temps meilleurs, alignés sur leurs rayons de cèdre... J’en avais réuni cinq mille. Vous avez devant vous les survivants.

Corso, qui avait laissé par terre son sac de toile, s’approcha. Il sentait le bout de ses doigts le chatouiller, simple réflexe. Le spectacle était magnifique. Il ajusta ses lunettes et repéra, du premier coup d’œil, un Vasari in-quarto de 1588, première édition, et un Tractatus de Berengario de Carpi, reliure en parchemin, du XVI6 siècle.

— Je n’aurais jamais imaginé que la collection Fargas, citée dans toutes les bibliographies, puisse se présenter ainsi. Des livres empilés par terre contre un mur, dans une pièce sans meubles, dans une maison vide...

— C’est la vie, mon ami. Mais je dois préciser, à ma décharge, qu’ils sont tous en parfait état ; je les nettoie et je les examine moi-même, j’essaie de les aérer et de les protéger des insectes et rongeurs, de la lumière, de la chaleur et de l’humidité. En réalité, je ne fais pas autre chose de toute ma journée.

— Qu’est devenu le reste ?

Le bibliophile regarda dans la direction de la fenêtre, comme s’il se posait la même question. Il fronça les sourcils.

— Je vais vous expliquer, répondit-il, et il avait l’air d’un homme fort malheureux quand ses yeux retrouvèrent ceux de Corso. À part la quinta, quelques meubles et la bibliothèque de mon père, je n’ai hérité que de dettes. Chaque fois que j’ai trouvé de l’argent, je l’ai placé dans des livres, et quand ma rente s’est tarie, j’ai liquidé ce qui restait : tableaux, meubles et vaisselle. Vous savez, je crois, ce que c’est que d’être un bibliophile passionné ; mais moi, je suis bibliopathe. Et ne serait-ce que d’imaginer ma bibliothèque dispersée aux quatre vents est pour moi une souffrance atroce.

— J’ai connu des gens comme vous.

— Vraiment ?... – Fargas le regarda avec curiosité. Pourtant, je doute que vous puissiez vous faire une idée exacte de ce que je veux dire. Je me levais la nuit pour errer comme une âme en peine devant mes livres. Je leur parlais, je leur caressais le dos en leur faisant des serments de fidélité... Tout a été inutile. Un jour, j’ai dû prendre la grande décision : sacrifier la majeure partie pour ne conserver que les volumes les plus précieux et ceux qui me sont le plus chers... Ni vous ni personne ne comprendra jamais ce qu’a été cette épreuve : mes livres, en pâture aux vautours.

— Je peux l’imaginer, dit Corso qui n’aurait pas vu le moindre inconvénient à officier à de pareilles funérailles.

— Vous croyez ? Non. Même si vous viviez un siècle, vous ne le pourriez pas. Il m’a fallu deux mois de travail pour trier ma bibliothèque. Soixante et un jours d’agonie, plus un accès de fièvre qui a bien failli me tuer. Finalement, ils sont venus les emporter, et j’ai cru devenir fou... Je m’en souviens comme si c’était hier, même si deux années ont passé.

— Et maintenant ?

Le bibliophile montra son verre vide, comme s’il symbolisait quelque chose.

— Depuis longtemps déjà, je dois de nouveau recourir à mes livres. Même si je n’ai pas de gros besoins : on vient un jour par semaine pour le ménage, et quelqu’un du village me monte à manger... Presque tout l’argent s’en va dans les impôts que je paye à l’État pour conserver la quinta.

Il avait dit État comme il aurait pu dire rongeur, ou pourriture. Corso fit une moue compréhensive en jetant un nouveau coup d’œil aux murs dénudés de la maison.

— Vous pourriez aussi la vendre.

— Effectivement, acquiesça Fargas avec indifférence. Mais il y a des choses que vous ne comprenez pas.

Corso s’était penché pour prendre un in-folio relié en parchemin et il le feuilletait avec intérêt. De Symmetria de Dürer, Paris 1557, réimpression de la première édition latine de Nuremberg. En bon état et avec de grandes marges. Flavio La Ponte serait devenu complètement fou. N’importe qui aurait perdu la tête.

— Vous vendez souvent des livres ?

— Il me suffit d’en vendre deux ou trois par an. Après bien des tours et détours, je choisis un volume et je le vends. C’est la cérémonie à laquelle je faisais allusion, quand je vous ai ouvert la porte. J’ai un acheteur, un de vos compatriotes, qui vient une ou deux fois par an.

— Je le connais ? risqua Corso.

— Je l’ignore, répondit le bibliophile sans donner de nom. Je l’attends justement d’un jour à l’autre et, quand vous êtes arrivé, je me disposais à choisir une victime... – d’une de ses mains fines, il imita le mouvement d’un couperet qui s’abat, avec un sourire désabusé. Celle qui doit mourir pour que les autres restent ensemble.

Corso leva les yeux au plafond, à la recherche de l’inévitable analogie. Abraham, le front barré d’une profonde ride, faisait des efforts visibles pour libérer sa main droite, armée du poignard, que l’ange immobilisait d’une poigne de fer tandis qu’il adressait de l’autre une sévère admonestation au patriarche. Sous la lame, la tête posée sur une pierre, Isaac attendait son destin avec résignation. Il était blond et rose, comme un de ces éphèbes qui ne disent jamais non. Plus loin, la peinture représentait une espèce de brebis prise dans des ronces et Corso fit mentalement un vœu pour la grâce de l’animal.

— Je suppose qu’il n’y a pas d’autre solution, dit-il en regardant le bibliophile.

— Je l’aurais déjà trouvée... – Fargas sourit sans dissimuler sa rancœur. Mais le lion exige sa part, les requins flairent le sang et le carnage. Malheureusement, il ne reste plus de gens comme le comte d’Artois, qui fut roi de France. Vous connaissez l’anecdote ?... Le vieux marquis de Paulmy possédait soixante mille volumes, mais il était ruiné. Pour échapper à ses créanciers, il vendit sa bibliothèque au comte d’Artois qui exigea alors que le vieillard la conserve jusqu’à sa mort. Et avec l’argent de la vente, Paulmy acheta d’autres livres, enrichissant une bibliothèque qui n’était déjà plus à lui...

Les mains dans les poches de son pantalon, il se promenait devant ses livres en vacillant sur sa jambe invalide, les regardant tour à tour. On aurait dit Montgomery, maigre comme un clou, attifé comme l’as de pique, en train de passer en revue ses troupes à El Alamein.

— Parfois, je m’abstiens de les toucher et de les ouvrir – il s’était arrêté et se penchait pour remettre en place un livre sur le vieux tapis. Je me contente d’enlever la poussière et de les contempler pendant des heures. Je connais dans le moindre détail ce que dissimule chaque reliure... Voyez celle-ci : De revolutionis celestium, Nicolas Copernic. Deuxième édition, Bâle 1566. Une bagatelle, n’est-ce pas ? ... Comme la Vulgata Clementina que vous voyez à votre droite, entre les six volumes de la Políglota de votre compatriote Cisneros et les Cronicarum de Nuremberg. Et par ici, regardez donc ce curieux in-folio : Praxis criminis persequendi de Simon de Colines, 1541. Ou cette reliure monastique à quatre nerfs et fleurons que vous êtes justement en train de contempler. Vous savez ce qu’elle cache ?... La Légende dorée de Jacques de Voragine, Bâle 1493, imprimé par Nicolas Kesler.

Corso feuilleta le livre. C’était un ouvrage splendide, lui aussi pourvu de très grandes marges. Il le remit en place avec soin, puis il se releva en essuyant ses lunettes avec son mouchoir. Ce spectacle aurait fait transpirer un serpent.

— Mais vous êtes fou ! Si vous vendiez tout le lot, vous n’auriez plus aucun problème d’argent.

— Je le sais bien – Fargas se pencha pour redresser imperceptiblement le livre. Mais si je vendais tout, je n’aurais plus de raison de vivre ; et je me moquerais donc éperdument de ne plus avoir de problèmes.

Corso montra une rangée de livres très détériorés. S’y trouvaient plusieurs incunables et manuscrits dont aucun, à en juger par les reliures, n’était postérieur au XVIIe siècle.

— Je vois que vous avez beaucoup d’éditions anciennes de romans de chevalerie...

— Oui. Héritées de mon père. Son obsession était de réunir les quatre-vingt-quinze livres de la bibliothèque de Don Quichotte, en particulier ceux qui sont cités dans l’index expurgatoire du curé... J’ai aussi reçu de lui ce curieux Don Quichotte que vous voyez à côté de la première édition des Os Lusiadas : un Ibara de 1780, en quatre tomes. En plus des planches originales, il est enrichi d’autres gravures imprimées en Angleterre dans la première moitié du XVIIIe siècle, de six gouaches originales et du fac-similé de l’acte de naissance de Cervantès, imprimé sur vélin... Chacun ses obsessions. Celle de mon père, qui était diplomate et qui a longtemps vécu en Espagne, était Cervantès. Dans d’autres cas, il s’agit plutôt de manies. Il y a ceux qui ne tolèrent aucune restauration, même invisible, ou qui n’achètent jamais d’exemplaires numérotés au-delà du chiffre 50... La mienne, vous l’aurez déjà compris, c’était les tranches brutes, non rognées. Je courais les ventes aux enchères et les librairies, une règle à la main, et mes jambes se mettaient à trembler si, en ouvrant un volume, je constatais que les pages étaient vierges, qu’elles n’avaient jamais été ébarbées... Vous avez lu le conte burlesque de Nodier sur le bibliophile ? Il m’arrivait la même chose. J’aurais guillotiné avec plaisir les relieurs au massicot trop facile. Et découvrir un exemplaire avec deux millimètres de plus de marge que ce qu’indiquaient les bibliographies canoniques était pour moi le comble de la félicité.

— Ce l’est pour moi aussi.

— À la bonne heure ! Je vous salue comme un frère en religion.

— Ne vous emballez pas. Mon intérêt n’est pas esthétique, mais pécuniaire.

— C’est égal. Vous me faites bonne impression. Je suis de ceux qui croient qu’en matière de livres, la moralité conventionnelle n’existe pas – il était à l’autre bout de la pièce, mais il s’inclina un peu dans la direction de Corso, comme pour lui livrer une confidence. Vous savez, moi aussi je serais capable de tuer pour un livre, comme dans cette légende de votre pays, celle du libraire assassin de Barcelone.

— Je ne vous le conseille pas. On commence comme ça, une simple vétille, et on finit par mentir, par voter aux législatives et autres horreurs.

— Et même par vendre ses propres livres.

— Exactement.

Fargas hochait tristement la tête ; puis il resta immobile, les sourcils froncés par quelque réflexion secrète. Quand il revint à lui, il regarda un long moment Corso, avec beaucoup d’attention.

— Ce qui nous amène, dit-il enfin, à la question qui m’occupait lorsque vous avez sonné à la porte... Chaque fois que je fais face à ce problème, je me sens comme un prêtre qui renierait sa foi... Serez-vous surpris si j’utilise le mot sacrilège ?

— Pas le moins du monde. Je suppose qu’il s’agit exactement de cela.

Fargas se tordait les mains, comme s’il était en proie à un véritable tourment. Son regard glissa autour de lui, sur cette pièce toute nue et les livres par terre, puis s’arrêta une fois de plus sur Corso. Son sourire donnait l’impression d’une grimace postiche que quelqu’un lui aurait peinte sur le visage.

— Oui. Le sacrilège se justifie seulement dans la foi... Seul un croyant est capable de le commettre et de sentir, lorsqu’il s’y abandonne, la terrible dimension de son acte. Nous ne ressentirions jamais d’horreur en profanant une religion qui nous laisserait indifférents ; ce serait comme blasphémer sans un dieu pour se sentir visé. Absurde.

Corso n’eut aucun mal à se déclarer d’accord.

— Je sais de quoi vous voulez parler. C’est le Tu m’as vaincu, Galiléen de Julien l’Apostat.

— J’ignorais cette citation.

— Aucune importance, elle est apocryphe. Un certain frère mariste l’employait souvent quand j’étais au collège pour nous inciter à rester dans le droit chemin. Et Julien a fini criblé de flèches sur le champ de bataille, crachant le sang vers un ciel sans dieu.

Le bibliophile acquiesça comme si tout cela lui était extraordinairement proche. Quelque chose de singulier palpitait dans l’étrange rictus de sa bouche, dans la fixité obsessionnelle de ses yeux.

— C’est ainsi que je me sens ces jours-ci, dit-il. Je me lève, incapable de dormir, et je viens me planter ici, décidé à commettre une nouvelle profanation – il s’était approché de Corso en parlant, à tel point que celui-ci crut qu’il allait devoir bientôt faire un pas en arrière. À pécher contre moi-même et contre eux... Je touche un livre, je me repens, j’en choisi un autre et je finis par le remettre à sa place... En sacrifier un pour que les autres restent ensemble, arracher une branche au tronc pour continuer à jouir du reste... – il montra sa main droite. Je préférerais me couper un de ces doigts.

Sa main tremblait. Corso hocha la tête. Il savait écouter ; cela faisait partie de son métier. Il pouvait même comprendre. Mais il n’était pas disposé à entrer dans le jeu ; cette guerre n’était pas la sienne. Comme l’aurait dit Varo Borja, il était un lansquenet à gages et ne se trouvait là qu’en visite. Ce dont Fargas avait besoin, c’était d’un confesseur, ou d’un psychiatre.

— Personne n’offrirait un escudo, dit-il d’un ton badin, pour la phalange d’un bibliophile.

La plaisanterie se perdit dans l’immense vide qui emplissait les yeux de son interlocuteur. Il regarda à travers Corso sans le voir. Dans ses pupilles dilatées et absentes, il n’y avait que des livres.

— Alors, lequel choisir ?... reprit Fargas. Corso avait plongé la main dans la poche de son manteau pour en sortir une cigarette qu’il lui offrait, mais l’autre ignora son geste, absorbé, obsédé, sourd à tout, sauf à ses propres paroles ; étranger à tout, sauf aux hallucinations de sa conscience au supplice. Après bien des réflexions, j’ai sélectionné deux candidats – il ramassa deux livres par terre et les posa sur la table. Dites-moi ce que vous en pensez.

Corso se pencha et ouvrit l’un des volumes. Il tomba sur une page ornée d’une gravure, une xylographie représentant trois hommes et une femme au travail dans une mine. C’était la deuxième édition latine du De re metallica de Georgius Agricola, sortie des presses de Froben et Episcopius à Bâle, cinq ans seulement après la première édition de 1556. Il poussa un grognement de satisfaction en allumant sa cigarette.

— Vous voyez qu’il n’est pas facile de choisir – Fargas épiait la réaction de Corso. Il le regardait d’un air inquiet, avide, tandis que l’autre tournait les pages en les effleurant à peine du bout des doigts. Je ne dois vendre qu’un seul livre à la fois ; et pas n’importe lequel. Le sacrifié doit mettre les autres à l’abri pendant encore six mois... Mon tribut au minotaure  – il se toucha la tempe. Nous en avons tous un au centre du labyrinthe... Notre raison le crée et il nous impose sa propre horreur.

— Pourquoi ne vendez-vous pas d’un coup plusieurs livres moins précieux ?... Vous réuniriez peut-être la somme dont vous avez besoin, tout en conservant vos pièces les plus rares. Ou vos favorites.

— En mépriser quelques-uns au bénéfice des autres ?... – le bibliophile frémit. Impossible ; tous possèdent la même âme immortelle, jouissent d’un droit identique à mes yeux. Je peux avoir mes préférences, sans aucun doute. Comment l’éviter ?... Mais jamais je ne les distingue par un geste, par une parole qui les grandirait face à leurs compagnons moins favorisés. Au contraire. Souvenez-vous que Dieu lui-même a désigné son fils pour le sacrifice ; pour la rédemption des hommes. Et Abraham... – il faisait sans doute allusion à la peinture du plafond, car il sourit tristement dans le vide en levant les yeux, sans terminer sa phrase.

Corso avait ouvert le deuxième volume, un in-folio avec une reliure italienne en parchemin du XVIIIe. C’était un magnifique Virgile, l’édition vénitienne de Giunta, imprimée en 1544. L’ouvrage fit revenir sur terre le bibliophile.

— Très beau, n’est-ce pas ? – il s’avança et le lui arracha des mains avec un geste d’impatience. Regardez la page de titre, la bordure architectonique qui l’entoure... Cent trois xylographies parfaites, sauf celle de la page 345 qui a fait l’objet d’une petite restauration ancienne, presque imperceptible, dans le coin inférieur. Entre parenthèses, c’est ma préférée. Voyez donc : Énée aux enfers, à côté de Sibylle. Avez-vous jamais vu quelque chose de semblable ? Regardez les flammes derrière le triple mur, le chaudron des condamnés, l’oiseau qui dévore les entrailles... – le pouls du bibliophile battait presque visiblement sur ses poignets et sur ses tempes. Il enflait la voix en rapprochant le volume de ses yeux pour mieux lire. Son visage rayonnait – : « Moenia lata videt, triplici circundata muro, quae rapidus flammis ambit torrentibus amnis... » – il s’arrêta, en extase. Le graveur se faisait une belle conception, violente et médiévale, de l’Hadès virgilien.

— Splendide volume, confirma le chasseur de livres en tirant une bouffée de sa cigarette.

— Plus encore. Touchez le papier. Esemplare buono e genuino con le figure assai ben impresse, assurent les anciens catalogues... – après son accès de fièvre, Fargas replongeait dans le vide ; de nouveau, il était absent, perdu dans les profondeurs obscures de son cauchemar. Je crois que c’est celui-là que je vais vendre.

Corso rejeta la fumée de sa cigarette, agacé.

— Je ne vous comprends pas. Il est clair que c’est un de vos favoris. Avec l’Agricola. Vos mains tremblent quand vous le touchez.

— Mes mains ?... Dites plutôt que mon âme se consume dans les tourments de l’enfer. Je croyais vous l’avoir expliqué... Le livre à sacrifier ne peut jamais m’être indifférent. Sinon, que serait cet acte douloureux ?... Une sordide opération commerciale conclue selon les lois du marché, quelques livres sans importance en échange d’un autre précieux... – il secoua violemment la tête, méprisant, regarda d’un œil torve autour de lui, cherchant quelqu’un à qui cracher son dédain. Ce sont les plus aimés, ceux qui brillèrent entre tous par leur beauté, par l’amour qu’ils surent inspirer, ce sont ceux-là que je prends par la main et que j’accompagne jusqu’au seuil même du sacrifice... La vie peut me dépouiller, c’est vrai. Mais elle ne fera pas de moi un misérable.

Il fit quelques pas au hasard dans la pièce. La tristesse du décor, son infirmité, son pull-over de laine et son vieux pantalon accentuaient son aspect las et fragile.

— C’est pour cette raison que je reste dans cette maison, reprit-il. Les ombres de mes livres perdus errent entre ces murs – il s’était arrêté devant la cheminée et regardait la misérable pile de bûches dans l’âtre. Parfois, j’ai l’impression qu’ils viennent demander réparation à ma conscience... Alors, pour les apaiser, je prends ce violon que vous voyez là et je me mets à jouer pendant des heures, en parcourant dans le noir la maison, comme un condamné... – il s’était retourné pour regarder Corso et sa silhouette se découpait à contre-jour sur les vitres sales de la fenêtre. Le bibliophile errant.

Il s’approcha lentement de la table et posa une main sur chaque livre, comme s’il avait retardé jusqu’à cet instant le moment de prendre une décision. Il souriait maintenant, curieux.

— Lequel choisiriez-vous, si vous étiez à ma place ?

Corso s’agita, gêné.

— Laissez-moi en dehors de cette affaire. J’ai la chance de ne pas être à votre place.

— Vous l’avez dit : la chance. Grande finesse de jugement. Un niais m’envierait, je suppose. Tout ce trésor chez moi... Mais vous ne m’avez pas dit lequel vendre. Quel fils ira au sacrifice – et son visage se crispa subitement, angoissé ; on aurait dit qu’un mal intérieur le rongeait, dans sa chair et dans sa conscience... que son sang retombe sur moi, ajouta-t-il à voix très basse, comme dans un sifflement – jusqu’à la septième génération.

Il remit l’Agricola à sa place sur le tapis et caressa le parchemin du Virgile en murmurant « son sang » entre ses dents. Il avait les yeux humides et semblait incapable de contenir le tremblement de ses mains.

— Je crois que je vais vendre celui-ci, confirma-t-il.

Si Fargas n’était pas encore cinglé, il le serait bientôt. Corso regarda les murs dénudés, la trace des tableaux sur la tapisserie maculée de taches d’humidité. Cette improbable septième génération se moquait bien de son imprécation. Comme dans son propre cas, celui de Lucas Corso, les Fargas allaient s’éteindre ici. Ou reposer, enfin. La fumée de sa cigarette montait jusqu’aux peintures détériorées du plafond, tout droit comme la fumée d’un sacrifice par une aube paisible. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre, sur le jardin envahi par les mauvaises herbes, à la recherche de l’équivalent d’un agneau pris dans les ronces, mais il n’y avait que des livres. L’ange ouvrit la main qui immobilisait le couteau en l’air et s’en fut en pleurant. Et en avant la musique ! Pauvre type.

Corso tira une dernière bouffée et jeta sa cigarette dans la cheminée. Il était fatigué et sentait le froid sous son manteau. Il avait entendu trop de choses entre ces murs nus, et il fut heureux de ne pas voir de miroir qui puisse refléter l’expression de son visage. Il regarda sa montre d’un geste mécanique, sans faire attention à l’heure. Avec cette fortune alignée sur ces vieux tapis, Victor Fargas avait fait payer avec usure son étrange piété. Et Corso se dit qu’il était temps de parler affaires.

— Et Les Neuf Portes ?

— Oui, quoi donc ?

— C’est ce livre qui m’amène ici. Je suppose que vous avez reçu ma lettre.

— Votre lettre !... Oui, bien sûr. Je me souviens. Mais, avec tout ça... Excusez-moi. Les Neuf Portes, naturellement.

Il regarda autour de lui, hébété, somnambule qu’on vient d’arracher au sommeil. Tout à coup, il semblait infiniment fatigué, comme après un long effort. Il leva un doigt pour demander un instant de réflexion, puis s’avança en claudiquant vers un angle du salon. Là, sur une tapisserie française jetée par terre, sur laquelle Corso reconnut la victoire d’Alexandre contre Darius, malgré l’usure des motifs aux couleurs fanées, une cinquantaine de volumes étaient alignés.

— Vous saviez, demanda Fargas en montrant la scène représentée sur le gobelin, qu’Alexandre avait réservé aux livres d’Homère le coffre dans lequel son rival gardait ses trésors ?... – il hocha la tête, satisfait, en regardant le profil effiloché du Macédonien. Frère bibliophile. Bon garçon.

Corso se moquait bien des intérêts littéraires d’Alexandre le Grand. Il s’était mis à genoux et lisait les titres imprimés sur le dos de certains livres. Il s’agissait uniquement de traités anciens de magie, d’alchimie et de démonologie : Les Trois Livres de l’Art, Destructor omnium rerum, Disertazioni sopra le apparizioni de'spiriti e diavoli, De origine, moribus et rebus gestis Satanae...

— Qu’en pensez-vous ? demanda Fargas.

— Pas mal.

Le bibliophile rit sans joie. Il s’était agenouillé sur la tapisserie, à côté de Corso, et touchait les livres d’un geste mécanique pour s’assurer qu’aucun n’avait bougé d’un millimètre depuis la dernière fois qu’il les avait passés en revue.

— Pas mal, vous pouvez le dire. Au moins dix sont des volumes rarissimes... J’ai hérité toute cette partie de la bibliothèque de mon grand-père, passionné des arts hermétiques, astrologue amateur et franc-maçon... Regardez. Un classique, le Dictionnaire infernal de Collin de Plancy, dans la première édition de 1842. Et ici, une édition de 1571 du Compendi dei secreti, de Leonardo Fioravanti... Ce in-12 si curieux est la seconde édition du Livre des prodiges – il en ouvrit un autre et montra une gravure à Corso. Regardez Isis... Vous connaissez ce livre ?

— Naturellement. L’Œdipus / Ægiptiacus d’Atanasius Kircher.

— Exact. Édition romaine de 1652 – Fargas remit le livre à sa place et en prit un autre dont la reliure vénitienne était bien connue de Corso : peau noire, cinq nerfs, pas de titre, un pentacle sur la couverture. Et voici celui que vous cherchez : De Umbrarum Regni Novem Portis... Les neuf portes du royaume des ombres.

Bien malgré lui, Corso frissonna. Au moins dans son aspect extérieur, le volume était identique à celui qu’il avait dans son sac de toile. Fargas le lui tendit et il se releva en feuilletant les pages. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, ou presque. Sur celui-ci, la peau du plat inférieur était un peu abîmée et le dos portait la marque d’un cartouche de titre que l’on avait ensuite arraché. Le reste était impeccable, comme dans l’exemplaire de Varo Borja, y compris la gravure numéro VIIII qui était intacte.

— Complet et en bon état, dit Fargas en interprétant correctement les gestes de Corso. Il y a trois siècles et demi qu’il se promène de par le monde et il semble aussi frais quand on l’ouvre que s’il sortait de la presse... À croire que l’imprimeur avait conclu un pacte avec le diable.

— C’est peut-être le cas.

— J’aimerais bien connaître la formule – le bibliophile embrassa d’un geste le salon désolé, les rangées de livres par terre. Mon âme pour les garder tous.

— Vous pouvez toujours essayer – Corso montra Les Neuf Portes. On dit que la formule se trouve dans ce livre.

— Je n’ai jamais cru à ces sottises. Mais il serait peut-être temps de commencer. Vous ne croyez pas ?... Mieux vaut tard que jamais.

— Le livre vous semble en bon ordre ?... Vous avez remarqué quelque chose de bizarre ?

— Non, rien du tout. Il est complet et les gravures se suivent dans l’ordre : neuf, plus la page de titre, comme mon grand-père l’avait acheté au début du siècle. Il concorde avec les catalogues et avec les deux autres exemplaires : l’Ungern de Paris et le Terral-Coy.

— Ce n’est plus le Terral-Coy. Il fait maintenant partie de la collection de Varo Borja, à Tolède.

Le regard du bibliophile se fit soupçonneux. Corso sentit qu’il s’était mis sur la défensive.

— Varo Borja, dites-vous ?... – il faillit ajouter quelque chose, mais se ravisa au dernier moment. Une collection remarquable. Et bien connue – il se remit à errer dans la pièce avant de regarder les livres alignés sur la tapisserie. Varo Borja... répéta-t-il, songeur. Spécialiste de la démonologie, n’est-ce pas ? Un libraire richissime. Il y a des années qu’il court derrière ces Neuf Portes que vous avez entre les mains ; toujours prêt à payer n’importe quoi... J’ignorais qu’il avait réussi à se procurer un autre exemplaire. Et vous travaillez pour lui.

— À l’occasion, reconnut Corso.

L’autre hocha plusieurs fois la tête, perplexe, avant de fixer à nouveau son attention sur les livres rangés par terre.

— Il est étrange qu’il vous envoie, vous. Après tout...

Il s’arrêta, laissant sa phrase en suspens. Il regardait le sac de Corso.

— Vous avez apporté le livre ?... Vous me permettez de le regarder ?

Ils se dirigèrent vers la table et Corso posa son exemplaire à côté de celui de Fargas. Il entendait la respiration pressée de l’autre. L’extase était revenue sur le visage du bibliophile :

— Regardez-les bien – il parlait à voix basse, comme s’il eût craint de réveiller quelque chose d’endormi entre ces pages. Ils sont parfaits, magnifiques, identiques... Deux des trois uniques exemplaires qui ont échappé au feu, réunis pour la première fois depuis leur dispersion, il y a trois cent cinquante ans... – ses mains tremblaient de nouveau ; il se frottait les poignets pour apaiser le tumulte de son sang qui se précipitait dans ses veines. Regardez l’erratum de la page 72. Le s cassé ici, à la quatrième ligne de la page 87... Même papier, impression identique... N’est-ce pas merveilleux ?

— Si – Corso s’éclaircit la gorge. Et j’aimerais rester ici un moment. Pour les étudier sérieusement.

Fargas le regarda avec des yeux perçants. Il semblait hésiter.

— Comme vous voudrez, dit-il enfin. Mais si votre exemplaire est le Terral-Coy, son authenticité ne fait pas de doute. – Il lança à Corso un regard curieux, cherchant à lire dans ses pensées. Varo Borja le sait certainement.

— Je suppose – Corso affichait son plus beau sourire, sans se compromettre. Mais je me fais payer pour m’en assurer – il accentua encore un peu son sourire ; le moment était venu d’aborder un des aspects délicats de la question. J’y pense... En parlant de me faire payer, je suis autorisé à vous faire une offre.

La curiosité du bibliophile se transforma en méfiance.

— Quel type d’offre ?

— Une proposition financière. Substantielle – Corso posa la main sur le second exemplaire. Elle pourrait résoudre vos problèmes pendant quelque temps.

— C’est Varo Borja qui paye ?

— Ce pourrait être lui.

Fargas se caressait le menton.

— Il a déjà un exemplaire, conclut-il. Il cherche peut-être à réunir les trois ?

Le type était sans doute un peu piqué, mais il n’était pas bête. Corso fit un geste vague, sans trop s’avancer. Peut-être. Histoires de collectionneurs. Mais s’il vendait, Fargas pourrait conserver le Virgile.

— Vous ne comprenez pas, fit le bibliophile, même si Corso ne comprenait que trop bien. C’est strictement impossible.

— Alors, oublions tout ça. Ce n’était qu’une idée.

— Je ne vends pas au hasard, je choisis mes livres, je croyais vous l’avoir bien expliqué.

Ses veines s’étaient nouées sur le dos de ses mains crispées. Il commençait à se fâcher et Corso dut passer cinq bonnes minutes à lui envoyer des signaux d’apaisement. Cette offre était secondaire, une simple démarche comme une autre. Ce qu’il souhaitait réellement, conclut-il, c’était de faire une étude comparée des deux exemplaires. Finalement, à son grand soulagement, Fargas fit un geste affirmatif.

— Je n’y vois pas d’inconvénient, dit-il. Sa méfiance s’atténuait un peu. Manifestement, Corso lui plaisait, sinon les choses se seraient passées différemment. Mais je ne peux pas vous offrir beaucoup de confort...

Il le guida dans le couloir complètement dépouillé jusqu’à une petite pièce où un piano éventré gisait dans un coin. Il y avait encore une table avec un chandelier à sept branches en bronze, couvert de coulées de cire, et deux chaises branlantes.

— Au moins, vous serez tranquille ici, dit Fargas. Et la fenêtre a encore toutes ses vitres.

Il fit claquer ses doigts, comme s’il venait de se souvenir de quelque chose, et sortit un instant pour revenir avec la bouteille de cognac presque vide à la main.

— Varo Borja a donc fini par mettre la main dessus... répéta-t-il, et il semblait sourire intérieurement, heureux de quelque chose qui lui causait manifestement une profonde satisfaction. Puis il posa la bouteille et le verre par terre, loin des deux exemplaires des Neuf Portes, regarda autour de lui comme l’aurait fait un amphitryon attentif pour s’assurer qu’il ne manquait rien, puis adressa un dernier et ironique salut à Corso avant de s’en aller :

— Faites comme chez vous.

Corso versa le fond de cognac dans le verre, sortit ses notes et se mit au travail. Sur une double feuille, il avait tracé trois cases à l’encre :

exemplaire numéro un (varo borja) Tolède.

exemplaire numéro deux (fargas) Sintra.

exemplaire numéro trois (von ungern) Paris.

Page par page, il commença à noter toutes les divergences, même infimes, qu’il relevait entre les exemplaires un et deux : une tache sur le papier, un encrage plus fort sur un exemplaire que sur l’autre. Lorsqu’il arriva à la première gravure – Nem. perv.t qui n.n leg. cert.rit, le chevalier qui conseille le silence au lecteur – , il sortit de son sac une loupe de grossissement sept pour étudier dans leurs moindres détails les xylographies jumelles. Elles étaient identiques. Il constata même que le foulage des planches sur le papier, comme celui du reste de la typographie, était le même. Aucune ligne ou caractère abîmé, cassé ou tordu, sauf ceux qui étaient communs aux deux exemplaires. Ce qui voulait dire que les exemplaires Un et Deux avaient été imprimés consécutivement, ou presque, sur la même presse. Dans le jargon des frères Ceniza, Corso était en présence de deux jumeaux.

Il continua à prendre des notes. Une imperfection à la sixième ligne de la page 19 de l’exemplaire Deux l’arrêta quelque temps, jusqu’à ce qu’il acquière la certitude qu’il ne s’agissait que d’une macule. Il étudia encore quelques pages. La composition des deux exemplaires était identique : deux pages de garde et cent soixante pages cousues en vingt cahiers de huit. Les neuf planches de l’exemplaire numéro Deux, comme celles de l’exemplaire numéro Un, étaient imprimées hors-texte avec verso en blanc sur le même papier, et elles avaient été incorporées au texte au moment de la reliure. Leur position était identique dans les deux livres :

 

I. Entre les pages 16 et 17

II. 32-33 

III. 48-49 

IIII. 64-65 

V. 80-81 

VI. 96-97

VII. 112-113 

VIII. 128-129 

VIIII. 144-145 

 

Ou bien Varo Borja délirait, ou bien la mission qu’il lui avait confiée était vraiment étrange. Impossible que son livre soit faux. Au pis aller, il pouvait peut-être s’agir d’une édition apocryphe ; mais d’époque, et les deux exemplaires en étaient issus tous les deux. Les exemplaires Un et Deux étaient l’incarnation même de la probité sur papier imprimé.

Il vida le reste de son cognac avant d’examiner à la loupe la planche II.

— Claus pat.t., l’ermite barbu avec deux clés à la main devant la porte fermée, une lanterne par terre. Et alors qu’il regardait ces deux planches disposées côte à côte, il se sentit tout à coup comme un enfant, comme du temps où il jouait à trouver les six erreurs du dessin. En fait – il fit une grimace –, c’était bien de cela qu’il s’agissait. La vie comme un jeu. Et les livres comme le miroir de la vie.

C’est alors qu’il le vit. Tout à coup, de la même manière qu’une chose qui n’avait apparemment pas de sens se révèle soudain ordonnée et calculée quand on la regarde dans la bonne perspective. Corso chassa l’air de ses poumons comme s’il allait rire, mais il ne fit qu’un petit bruit sec, un ricanement incrédule, sans humour. Ce n’était pas possible. On ne plaisante pas avec ce genre de choses. Il hocha la tête, déconcerté. Ce qu’il avait sous les yeux n’était pas un livre d’enfants acheté dans un kiosque de gare, mais un volume, deux volumes imprimés trois siècles et demi plus tôt. Ils avaient coûté la vie à leur imprimeur, ils avaient figuré à l’Index des livres prohibés par l’Inquisition, ils étaient cités dans les meilleures bibliographies : Planches II. Légende latine. Vieillard avec deux clés et une lanterne devant une porte fermée... Mais jusque-là, personne n’avait comparé côte à côte deux des trois exemplaires connus. D’abord, il n’était pas facile de les réunir ; ensuite, ce n’était pas nécessaire non plus. Un vieillard avec deux clés. C’était amplement suffisant.

Corso se leva et s’avança vers la fenêtre. Il resta ainsi un moment, regardant à travers la vitre que son haleine embuait. Ainsi donc, Varo Borja avait raison. Aristide Torchia avait dû bien rire dans sa barbe, sur son bûcher de Campo dei Fiori, avant que les flammes ne lui en ôtent à jamais l’envie. Comme plaisanterie posthume, c’était génial.